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Entrevue de Julie Vallée-Léger

JULIE VALLÉE-LÉGER

Chaque mois, Bible urbaine s’entretient avec un artiste-concepteur du milieu théâtral afin d’en connaître davantage sur les métiers de l’ombre nécessaires à la présentation d’une pièce de théâtre. On souhaite ainsi mettre en lumière le quotidien de ces artistes qui oeuvrent avec passion dans l’envers du décor, et aussi faire découvrir ce qui fait l’unicité de leur travail.

1. Julie, on aimerait que tu nous racontes comment tu as eu l’appel pour les arts de la scène et, plus spécifiquement, pour le théâtre. Qu’est-ce qui t’a donné envie de faire carrière dans ce domaine?

 

J’ai grandi dans une famille près des arts, des sciences et de l’éducation. Très jeune, mes parents, mes grands-parents, mes tantes m’ont amené au concert, au musée et au spectacle. La sortie à la Maison Théâtre était synonyme de sortie spéciale pour les grandes, sans mon petit frère. Puis, comme adolescente, avec mon amie Émilie, on investissait tout notre argent de poche en billets de théâtre. Les spectacles me bouleversaient, j’en sortais comme on sort d’une nuit blanche, avec sur la peau un frisson, une sensation crue d’être vivante et le vertige d’être exorcisée.

Mais ça m’a pris du temps avant même de penser que je pourrais travailler là dedans. J’avais l’impression d’avoir des passions très hétéroclites.

Je dessinais tout le temps et j’avais une forte curiosité pour les sciences, l’esthétique des mathématiques et la métaphysique de la physique. Amplifié par des années d’école alternative, j’ai toujours adoré le travail d’équipe et j’ai toujours aimé modifier et améliorer les espaces.

J’ai fait mon CÉGEP en sciences pures. Je pleurais de jalousie en voyant des étudiants dans le métro avec leurs rouleaux de plans et leur portfolios. J’allais faire les devoirs de fin de session de mes amies en arts plastiques.

Après avoir vu un documentaire sur l’École Nationale de théâtre, mon père m’a raconté que certaines étudiantes en scénographie étaient d’anciennes architectes ou ingénieures. Ça a fait son chemin. Je me suis inscrite au programme pour faire le projet du concours d’entrée, comme une pratique, en vue de le faire sérieusement l’année suivante. J’ai adoré faire ce projet, et j’ai été prise.

C’est un métier fantastique qui m’apporte beaucoup de satisfactions et où je me réalise, mais c’est aussi un métier extrêmement exigeant qui m’épuise souvent.

 

2. En tant que conceptrice de costumes et d’objets, est-ce que tu façonnes une proposition seulement à partir du texte, ou est-ce qu’il s’agit toujours d’un travail d’équipe avec les autres créateurs et le metteur en scène?

 

Votre question sous-entend que c’est généralement le texte qui domine la dramaturgie théâtrale. En effet au Québec, particulièrement à Montréal, le théâtre est texto-centré. Ce n’est pas vrai à toutes les époques et il suffit d’assister à quelques festivals internationaux pour voir que dans plusieurs représentations, le texte est un élément important comme les autres.

Pour ma part, je privilégie le théâtre de création (c’est un terme portant à confusion pour dire que ce sont des projets jamais encore produit au théâtre) ou plutôt le théâtre expérimental (là aussi ça peut porter à confusion, je dirais que la recherche et le dévoilement de cette recherche prévalent sur le résultat final ou la prouesse et la billetterie). Bref, j’aime travailler avec des créateurs qui utilisent le texte comme une matière. Ça laisse souvent plus de place aux autres aspects de la représentation, et surtout ça amène une expérience plus sensorielle où le spectateur a souvent plus d’espace pour appréhender l’œuvre sur différents niveaux.

Travailler une pièce à partir de zéro est souvent plus complexe et demande plus de temps, d’explorations et de tests devant public que de monter un texte existant. C’est paradoxal, parce que travailler un texte existant est souvent plus valorisé par les financements publics et par le public lui-même.

Et oui c’est toujours un travail d’équipe, absolument, toujours. Je dirais même que la qualité première d’un artiste de théâtre, parfois même juste avant son talent, est sa faculté de travailler en équipe. La communication et le partage des informations, l’émulation et l’enthousiasme, la confiance, le respect des compétences et responsabilités de chacun sont primordiales.

Bref, je suis presque toujours en salle de répétition où on travaille plusieurs aspects du spectacle à la fois. Je propose des intuitions de départ avec les matériaux bruts des premières discussions, puis j’ajoute, je provoque, je réagis aux propositions qui apparaissent en cours de travail et rebondis sur les idées de l’équipe.

3. Comment conçois-tu les costumes et les objets des projets auxquels tu participes, et par quoi te laisses-tu inspirer dans le cadre de ton travail?

 

Suite aux premières rencontres je fais des recherches préparatoires. Ça peut se traduire en moodboard, genre de collages, de toutes sortes d’images et d’intuitions qu’on peut ensuite analyser, discuter en équipe pour laisser émerger des idées plus concrètes, adaptables à la scène.

Tout est inspirant, les autres artistes, les gens, la nature. Tout est propice à faire des liens. Concevoir, pour moi, c’est me plonger dans un état de concentration et de fébrilité pour effectuer ces liens et jouer avec.

Il y a aussi l’analyse des besoins de la tournée et des salles où on va jouer qui arrive assez vite dans le processus. Ces espaces vont déterminer la relation que les objets et les interprètes vont avoir avec les spectateurs. J’aime les happening, qui ne jouent qu’une seule fois, ou bien les spectacles qui vont pouvoir se peaufiner pendant 60 ou 100 représentations. Entre les deux, je trouve ça difficile de faire du théâtre expérimental et d’en être satisfaite.

J’aime beaucoup travailler les matières brutes et les objets manufacturés. Ils ont une résonance rapide et profonde avec les spectateurs. Je cherche dans les boutiques, dans les brocantes, sur les sites de matériels d’emballages industriels, toutes sortes de matières que je peux apporter en répétition.

Je ne me considère comme une conceptrice de costumes que quand je vois le costume comme un accessoire ou un objet porté. Sinon je reste surtout en contrepoint. Je regarde les acteurs bouger, ce qu’ils aiment porter. Je me demande ce qui manque et comment je peux ajuster le niveau du jeu : plus clown, plus réaliste, plus vif? Je suis plus à l’aise avec l’espace et la matière qu’avec le vêtement.

 

4. À quoi ressemble une journée typique pour toi, en tant que conceptrice de costumes et d’objets? Fais-nous un petit récit des grandes lignes pour que l’on comprenne bien ton quotidien!

 

Il n’y a pas de journée typique, mais plusieurs tâches typiques :

RENCONTRES : Beaucoup, beaucoup de réunions. Coordination entre les collègues, rencontres de créations avec la mise-en-scène, discuter avec la direction technique pour la fabrication des effets spéciaux ou des décors, visiter l’atelier de fabrication, rencontrer une assistante pour lui donner des courses à faire, discuter avec l’éclairagiste pour intégrer des lumières aux objets ou au décor, etc.

GESTION : Gérer les horaires complexes, les stand by, les changement de dernières minutes, évaluer les coûts, compiler les dépenses, négocier mon contrat avec la direction de production, assister à des réunions de l’Association des professionnels des arts de la scène pour discuter des conditions de pratique et des négociations de conventions collectives, faire des outils pour aider les collègues à négocier les contrats, etc.

RECHERCHE : Recherches et lectures préparatoires, moodboard, faire des listes d’achats, beaucoup de listes d’achats, commander sur Internet, ben ouais, partir sur la route pour chercher des objets, louer des costumes, faire des retours quand ça ne fait pas, etc.

DESSIN : Dessiner les plans des décors, lire les fiches techniques des théâtres pour voir quel matériel ils ont (praticables, cyclo, etc), vérifier les angles de vue, vérifier que le décor puisse entrer partout, se démonter facilement, entrer dans un camion, dessiner la table de manipulation, faire des documents de présentation, etc.

PRÉSENCE : Assister aux répétitions, aux enchaînements, aux montages, aux générales, aux premières, observer les acteurs en dessinant des idées, donner mon avis sur les actions avec les objets ou les costumes, l’utilisation de l’espace et leurs signification, parfois jouer le rôle du regard extérieur, etc.

RESSOURCEMENT: Dessiner pour rien, faire de la gravure, avoir des projets personnels, aller voir des expositions, prendre un cours de sérigraphie, voyager avec les spectacles pour voir des festivals qui présente des formes théâtrales différentes, lire, enseigner, parler de ma pratique, etc.

 

5. Toi qui as conçu les costumes et les objets des pièces L’histoire à finir de Jimmy Jones et de son camion céleste et Léon le nul, toutes deux présentées par le Théâtre de la Pire Espèce ce mois-ci au Théâtre Aux Écuries, qu’est-ce qui t’a rendu particulièrement fière dans ces réalisations, ou qui a au contraire représenté un défi pour toi?

 

Pour Jimmy Jones un des défis est qu’il faut que tout rentre dans deux valises, une caisse technique et une table pliante. Le tout doit partir en soute d’avion avec les acteurs ou entrer dans une voiture. Il faut aussi s’assurer que les spectateurs voient les objets et les comprennent, même au 9e rang. Il faut penser à des objets qui seront à la fois typiques et originaux, mais reconnaissables tant ici, qu’au Canada, en France ou au Mexique, où nous espérons tourner le spectacle.

Ce qui est du bonbon dans Jimmy Jones, c’est qu’on s’inspire de référents culturels forts, de l’imaginaire collectif que l’on a de l’Amérique des années 50 à 70. Et ça passe beaucoup par les objets. Il y a une bonne quantité d’objets iconiques (voitures, trains, etc) disponibles en formats réduits, en maquettes. Après, il suffit de jouer avec d’autres objets industriels pour créer des symboles puissants. Les références s’additionnent : le calendrier pour le ciné parc, les guimauves pour les ballots de foin et le lave-auto, les balais-brosses pour les champs de blé, etc.

Pour Léon le défi est de faire du théâtre d’objets sans objets. On travaille le référent avec l’espace, le mime, le bruitage et les intentions de l’acteur pour faire voir les paysages. Il n’y a qu’une chaise, un acteur et une bouteille d’eau. Il ne faut pas que les objets parlent trop. Parce qu’ils sont peu, ils prennent beaucoup de place dans le sens. Je cherchais un costume qui évoque à la fois le stand-up comique, la chemise à motif enfantin et le jeune premier. Un costume qui pourrait être ridicule quand on a pas confiance en soi, mais qui devient original quand celui qui le porte s’assume. Je voulais aussi que l’acteur soit confortable et n’ait pas trop chaud lors de de sa performance.

 

6. Dans ces deux pièces, comment as-tu contribué à ce que les costumes et les objets que tu as créés se fondent dans l’univers de Francis Monty et d’Olivier Ducas – qu’on a eu la chance d’interviewer en mai 2019 –, tout en apposant ta signature visuelle et artistique?

 

Je travaille avec Olivier depuis 2007 et avec Francis depuis 2009, bientôt 15 ans de collaboration!

Nous partageons cet univers, des références communes et des aspirations profondément similaires. C’est une grande chance dans une carrière de trouver des collègues si complémentaires qui savent utiliser, respecter et valoriser mon travail. Ils ont un grand talent, une grande force créative et un acharnement dans l’organisation. C’est avec beaucoup de confiance que je me plonge dans leurs projets et ils me laissent énormément de liberté pour apporter mes intuitions et mes idées.

Ma signature c’est plus ma façon d’être interlocutrice, de travailler la dramaturgie avec mes matières de prédilection, le papier, le carton, les objets trouvés. J’ai toujours eu l’impression que je n’avais pas besoin de signature visuelle, qu’elle viendrait malgré moi parce que j’ai la sensibilité que j’ai. C’est pourquoi je n’ai aucun problème à partager mes secrets d’atelier, mes fournisseurs et mes références. Parce que ce qui fait mon unicité c’est ma manière de voir, pas mon carnet d’adresse.

 

7. Est-ce qu’il y a une ou quelques autres productions sur lesquelles tu as travaillé qui t’ont particulièrement marquée?

 

Gestes impies et rites sacrés, cérémonie baroque en plusieurs tableaux de la Pire espèce présenté en 2009 et 2010 à été déterminant pour moi. C’est là où j’ai eu la chance de m’intégrer entièrement dans une écriture scénique en apportant de la matière dramaturgique dans les  explorations, en contraignant littéralement les mouvements des acteurs dans le carton et les prothèses. C’est une expérience d’écriture commune ou l’équipe de création à été très soudée.

Villes, collection particulière de la Pire espèce présenté de 2014 à 2018, mise-en-scène et texte d’Olivier Ducas où j’ai signé pour la première fois l’écriture scénique. C’est un spectacle dont je suis particulièrement fière. Nous cherchions à raconter avec la matière, à déjouer la narration traditionnelle, à aborder des images parfois abstraites créées avec de petits objets ou des matières avec des revirements de sens révélés par la caméra et la lumière.

Appels entrants illimités de David Paquet et Benoît Vermeulen du théâtre le Clou! de 2012 à 2016. Avec Benoît c’est toute une complicité qui s’est tissée à travers l’écriture scénique pour créer ensemble des situations d’impros pour nourrir l’écriture des spectacles.

Le Bestiaire d’objets, site du 20e anniversaire de la Pire espèce créé en 2019 avec Catherine Voyer-Léger et les collègues de la Pire à été l’occasion pour moi de partager ma passion de la linogravure et de l’illustration. 50 objets iconiques, 50 textes et narrations différentes et des archives à travers tout ça. Je vous invite à le parcourir à pire-espece.com/bestiaire.

Depuis plusieurs années maintenant je collabore étroitement avec plusieurs artistes de théâtre interdisciplinaires et plastiques comme le collectif Système Kangourou de Claudine Robillard et Anne-Marie Guillmaine, Marcelle Hudon, Mammifères de Karine Sauvé, Mandoline hybride de Priscilla Guy, Catherine Lavoie-Marcus, Selva de Natacha Nicora. Ces artistes ont une identité visuelle très forte et ce n’est pas tant comme autrice scénique que je me joint à elles, mais comme interlocutrice que j’accompagne leurs images si puissantes à la scène.

8. Dans quel(s) projet(s) pourrons-nous voir ton travail prochainement, si ce n’est pas un secret d’État?

 

  • Survie du vivant, une conférence scientifique théâtralisée de Benoît Vermeulen et Julie Drouin, une production du Théâtre le Clou! présentée du 28 au 31 mars au Festival Rencontres Théâtre Ado à Laval (RTA).
  • Bermudes (dérives) de Claudine Robillard et Anne-Marie Guilmaine et leur collectif Système Kangourou présenté l’an prochain quelque part à Montréal et Bermudes, dérives de nuit dans lequel je vais dessiner en direct sur des images tournées à Anticosti, présenté quelque part dans un lieu encore secret.
  • Chansons pour le musée de Karine Sauvé et sa compagnie Mammifères, les 21 et 22 mars à St-Jérôme, puis en tournée l’an prochain.
  • Pas perdus, documentaires scéniques d’Émile Proulx-Cloutier et Anaïs Barbeau-Lavalette, au CTDA du 8 mars au 2 avril.
  • PFaL : Chroniques de la Petite fille à lunettes, une bande-dessinée créée avec Francis Monty, disponible en ligne sur instagram.com/pfal_bd/
  • Et bien sûr Léon le Nul et L’histoire à finir de Jimmy Jones et de son camion céleste présenté dans Le mois de la Pire espèce avec Contes Zen et Persée, du 9 au 26 mars au Théâtre aux Écuries.
  • Vous pouvez voir la plupart de mes projets sur julievalleeleger.com