Journal de création de La Pire Espèce | Le corps, le geste, l’objet
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17 Mai Le corps, le geste, l’objet

Plusieurs des adaptations explorées par l’équipe du Théâtre de la Pire Espèce lors de l’étude d’avril dernier exploraient la question de la place du corps. Il m’est arrivé, depuis que j’observe ces créateurs travailler, de me demander si la main – commençons par elle qui est si proche de la marionnette – est un objet comme les autres. Et le corps, alors?

Je pense d’abord à une exploration entreprise par Catherine Lavoie-Marcus et Antoine Laprise où l’aspect théâtral du discours intellectuel était questionné. L’exercice consistait à joindre le langage gestuel de Michel Foucault, devenu une véritable chorégraphie interprétée par Catherine, à des paroles tenues par Gilles Deleuze et lues par Antoine. Ce nouvel amalgame force à s’interroger sur le rôle du geste dans le discours. Il ponctue, il accompagne, il creuse l’idée. Et tout porte à croire qu’il n’est pas toujours secondaire, qu’il ne se contente pas de supporter la parole mais peut parfois prendre les commandes ou s’y substituer. À force de creuser l’exercice, chacun des participants et des observateurs en est venu à s’interroger sur son propre rapport au geste.

La question récurrente que posait cet exercice s’avère passionnante : qui doit mener la danse? Est-ce que le comédien qui interprète le texte de Derrida doit suivre les mouvements de la danseuse ou c’est elle qui doit suivre le rythme du texte. Et la réponse n’est pas évidente : c’est en acceptant que personne ne menait, en voyant l’échange comme une forme de lutte, que l’effet du numéro était le plus saisissant. Non, il n’y a pas d’abord le verbe, même peut-être pour de grands intellectuels comme Foucault et Derrida, parce que le geste est aussi un discours.

Ces questions, je les soulevais déjà l’année dernière face à des expériences semblables et je réfléchissais aussi au rôle central que semble jouer la tension (et le pouvoir!) dans la définition des rôles. Je suis de plus en plus convaincue qu’il n’y a rien d’arithmétique dans la chimie entre les différents éléments d’une forme : le texte est-il plus ou moins important que le rythme ou le geste? Oui, non. Non, oui. Chaque chimie trouve sa propre équation, mais la tension semble incontournable.

On pourrait aussi penser au travail de Rachel Warr, artiste britannique qui travaillait avec nous pendant ces journées d’études et qui a tenté d’adapter Richard III en ne se servant que de ses mains. Résumer Shakespeare avec 10 doigts… Le projet est né parce que Rachel utilise beaucoup ses mains lorsqu’elle parle. La regarder travailler était d’ailleurs fascinant : lorsque je me trouvais à bonne distance je n’arrivais pas toujours à distinguer les moments où elle « jouait » et les moments où elle « parlait » simplement, tant il y avait une continuité entre le geste spontané et celui adapté à la scène. Dans ce cas, le mouvement oscille entre chorégraphie et langage des signes, évoquant parfois la marionnette. Mais surtout, là aussi, à force de travail, il arrive que le geste prime sur le texte et deviennent son moteur.

Bien entendu, ce serait un peu de la provocation de maintenir l’idée que le corps est un objet « comme les autres »… Mais ainsi posée, la question est aussi révélatrice puisqu’il s’agit sans doute de la grande ambiguïté de notre rapport au corps : nous sommes un corps et pourtant nous dirons que nous « avons » un corps. Il est nous, et pourtant nous le traitons souvent, surtout en ses extrémités, comme un corps étranger. La main évoque une étrange tension entre proximité et distance, entre identité et altérité, qui devra être encore davantage réfléchi.

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