Journal de création de La Pire Espèce | Roland. Le danger du livre
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20 Avr Roland. Le danger du livre

« La chanson de Roland c’est un livre envoutant. C’est pour ça que ce livre-là est dangereux; c’est parce qu’il est bon. Parce qu’il est bon et que tu y crois. Plus tu y crois, plus tu rentres dedans; plus tu rentres dedans, plus t’es captivé, pis plus t’es pris au piège. »

Cette réplique est sans doute la pierre d’assise de la pièce Roland. La vérité du vainqueur. Je ne suis pas si certaine que ce soit toujours le fait que les livres soient bons qui provoque le danger, mais cet extrait soulève une question qui m’intéresse au plus haut point : où se trouve la frontière entre la vraie vie et la fiction et quel danger y a-t-il à la traverser?

Parmi ses histoires d’enfant qui teintent la mythologie d’une famille, chez moi on se plaît à se rappeler que j’ai braillé ma vie (comme on dit en 2016) quand j’ai compris que Passe-Partout s’arrêtait l’été. J’ai toujours eu un rapport un peu fusionnel avec la fiction. Quelques années plus tard, j’enregistrais chaque épisode des Filles de Caleb et je les regardais sans arrêt jusqu’à l’épisode suivant. J’ai un peu inventé le binge watching, bien avant le DVD ou l’écoute en continu.

Tout ça pour dire que je comprends bien ce personnage de La vérité du vainqueur, jeune homme à ce point immergé dans l’histoire de Roland qu’il se prend pour le héros. La mise en scène est d’ailleurs habile, optant dans un premier temps pour la marionnette avant que l’admirateur inconditionnel personnifie Roland au moment où la tension monte et son adhésion s’accroit. Encore plus subtile, ce duo de conteurs où, comme dans la chanson médiévale, le héros n’est peut-être pas celui que l’on croit. Le second, l’ami, le bouche-trou, le faire-valoir, le fidèle compagnon (comme Olivier pour Roland) est peut-être finalement celui qui a vraiment compris, celui qui a la sagesse de lire derrière les apparences du conflit manichéen entre le bien et le mal.

Ce personnage du second est aussi celui qui interprète « tous les autres personnages » et ce n’est pas anodin. La littérature, comme les autres formes d’art, peut être un lieu de découverte de l’empathie, mais peut-être celle-ci est-elle vraiment opérante à la seule condition qu’on ne fige pas notre attention sur un seul sillon tracé par le livre.

À ce propos, Roland Barthes écrivait dans Le bruissement de la langue : « Ne vous est-il pas arrivé de lire en levant la tête? » Non pas parce que nous sommes déconcentrés, simplement parce que la lecture nous ramène dans le monde concret, qu’elle nous oblige à mesurer autrement qui nous sommes et nos rapports avec ce qui nous environne. Marielle Macé soutient dans son livre Façons de lire, manière d’être qu’il n’y a pas un dedans et un dehors du livre, une frontière ferme. Nous serions en va-et-vient constant, rencontrant notre monde dans le livre et le livre autour de nous.

Pourtant, le lecteur passionné de La vérité du vainqueur semble un peu trop immergé dans son rôle. Il n’a pas la distance nécessaire. Ce ne serait donc pas tant le livre, bon ou mauvais, qui est le danger, mais la posture du lecteur?

Quand je sors d’un week-end de binge watching, j’ai toujours un peu peur de moi-même. Comme si je ne savais plus très bien qui j’étais. J’ai vécu ça, plus jeune, quand je plongeais dans des séries romanesques à la fin desquelles, comme avec Passe-Partout, il m’arrivait souvent de pleurer à cause de cette impression de perdre des amis (ou le décor d’une vie qui me semblait mieux que la mienne?). Le conteur de la pièce ne nous dit pas s’il a déjà pleuré quand Roland meurt, mais l’intensité de la scène nous permet de le croire. Il nous dit, en tout cas, qu’il aurait voulu vivre au Moyen-Âge pour être chevalier (je me rappelle – troquant l’armure pour une certaine idée de la robe moyenâgeuse – avoir dit la même chose autour de 14 ans).

Alors, comment combattre ce danger? Peut-être en faisant comme l’ami qui joue les personnages secondaires, en s’assurant de bouger dans la fiction d’abord, en adoptant différentes postures. Et en nous assurant de bouger hors de la fiction aussi, pour l’interroger, pour mesurer qui nous sommes par rapport à elle, qui nous sommes en train de devenir par elle.

Ma grand-mère m’a tout de même fait lire les 27 tomes (27!!!) de la série Brigitte (1928-1972) de Berthe Bernage et ça n’a pas réussi à faire de moi une parfaite jeune femme catholique et conservatrice. Il faut croire que je devais de temps en temps lever la tête de mon livre…

 

Photo : Yanick MacDonald

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