Toute tentative de classement des objets, dans la perspective du théâtre d’objets, ne peut qu’être hasardeuse. Doit-on les classer selon leur âge, leur couleur, leur dimension, l’envergure de leur champ sémantique, leur manipulabilité, leur espérance de vie ?
Le critère qu’on se garde généralement de considérer pour les classer demeure leur usage, puisque ce dernier peut sembler superflu au théâtre d’objets où la transformation est, à n’en point douter, la caractéristique cardinale – à l’exception notoire de l’Europe francophone où s’observe un abandon du détournement d’objet au profit de l’illustration (« ceci est une pipe » ; « il faut nommer un chat un chat ») résultant sans doute de la quête séculaire de systèmes et de la propension à l’académisme qui caractérise l’esprit français (et belge ?), et d’un dédain conséquent pour l’interdisciplinarité, la coexistence de formes, d’accents, des niveaux de langue et de jeu différents.
Or, malgré la remarquable récurrence de récipients dans l’œuvre de La Pire Espèce, personne ne s’est encore risqué à expliquer le privilège dont jouit cette catégorie d’objets (car c’en est une, à n’en point douter) auprès de ses créateurs. Ubu est une bouteille, la famille de Persée est représentée par des amphores. Persée l’entonnoir, n’est-il pas lui-même un récipient incomplet, un récipient qui fuit, un récipient percé ? Le thermos à café joue un rôle central (quoique très différent) dans Futur intérieur comme dans Petit Bonhomme en papier carbone. Les innombrables boîtes à lunch et autres caisses aux trésors sont autant de portes vers l’inconscient des personnages, bazars désordonnés et révélateurs. Des poupées russes, un sac en papier, des coquetiers…
Tentons cette conjecture : si les récipients occupent une si grande place dans l’esthétique de la Pire Espèce, c’est parce qu’ils sont, en tant que contenants, des métaphores de la forme pure. La forme préexistante, capable d’accueillir le fond, de l’épouser, de l’envelopper. Le contenant, qui donne forme au contenu. L’utérus…
L’exemple du jell-o © est à ce propos évocateur. Le jell-o © sans bol reste informe, un liquide coloré et sucré, impropre à la consommation. Il ne devient pas du jell-o ©. C’est le bol (la forme) qui le crée, le fait exister.
Évidemment, le bol de jell-o © sans jell-o © (ou contenant autre chose que du jell-o ©) n’est pas plus satisfaisant que le jell-o © sans bol (du moins, pour qui souhaite manger du jell-o ©).
On remarquera cependant qu’au terme du processus de création, lorsque le point de fusion fond-forme est atteint et que contenant et contenu ne forment plus qu’un, c’est toujours par le contenant que se résume l’amalgame. On mange un bol de jell-o ©.
On boit un verre ? On aime la bouteille.
En conclusion, l’omniprésence de récipients chez La Pire Espèce réaffirme – par l’image, par l’objet, et non par les mots, par la forme, donc ! – à chaque nouvelle production, le caractère essentiel de la forme et sa primauté.