L’embauchoir

Je suis la preuve d’un travail à la chaîne. Une fois le soulier de course fabriqué, quand il est sorti de sa dernière station d’assemblage, juste avant qu’on le mette en boîte, on m’a inséré à l’intérieur. Pourquoi? Voilà une excellente question. Toute ma vie je me suis demandé à quoi je servais au juste. Je suis le piètre négatif d’un autre. Un négatif inutile. Pas comme une ombre qui peut tempérer, nuancer et faire apparaître des détails. Surtout pas comme un moule qui donne forme à la matière. Je ne comble même pas un vide comme peut le faire une rembourrure, parce que je suis moi-même surtout constitué d’air. Ne pensez pas que je joue ici aux devinettes. Vous n’avez pas encore d’image de moi en tête parce que je n’ai pas de nom à proprement parler. Je suis superflu et je n’ai même pas la prétention d’être beau. Je suis anonyme en plus d’être un désastre environnemental – quoiqu’on peut me recycler, je tiens à le dire. En fait, je crois devoir accepter que je ne suis qu’une maigre trace d’un procédé de production en série. Cela dit, j’arrive à la fin. Et en tant que conclusion, j’ai quand même une certaine valeur, comme peut l’être un point final. À vrai dire, j’ai surtout une valeur symbolique. C’est parce que je suis là que le soulier peut convaincre le monde entier d’être flambant neuf. J’enlève les doutes. Je suis une sorte de traité, au fond. Comme un acte de mariage qui garantit que l’union est neuve, que cet amour-là est un pur produit dernier cri.

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