Le marteau

La scène eut lieu dans le salon de X, il y a de cela une semaine. On savait depuis quelque temps que l’énergumène dont il sera question ici présentait quelques symptômes de déséquilibre d’ordre mental. D’aucuns ne l’eurent cru fou, car il pouvait être génial à ses heures et savait briller en société comme personne, pérorant à droite et à gauche avec une verve sans égale doublée de nerfs d’acier qui lui permettait de tenir droit sur son manche en n’importe quelle circonstance. Cependant il souffrait de plus en plus fréquemment de rages passagères et il se présentait dans les foyers des théâtres avec une agressivité telle qu’il n’était pas rare de lui devoir refermer la porte au nez. Il faut savoir aussi qu’une brillante compagnie de théâtre dite « d’objets » était en ville et que ses membres fondateurs organisaient ce jour-là des auditions pour leur prochain spectacle. C’est précisément au sortir de l’annonce des résultats de cette courue et ô combien déterminante audition que notre spécimen s’est rendu dans le salon de X. Il fallait le voir, chancelant, en parfait état de choc, se cognant la tête sur chaque mur, dans un fracas de tous les dieux, clouant sur place d’une réplique assassine quiconque tentait de le tempérer… Nul ne peut prétendre que ce métier est tendre et que la compétition n’y est pas féroce. Pour d’obscures raisons, untel se fait choisir au détriment des autres d’une même catégorie, tous aussi vaillants que lui, lui ressemblant assurément et détenant la même fonction. C’est que, voyez-vous, certains ont plus de présence que d’autres. Cela tient à des broutilles, des peccadilles, en somme : une tête en fleur, un pied plus rebondi, un bec plus échancré… S’il est un domaine où l’industrialisation n’a pas encore tout saccagé, c’est bien celui du théâtre où – Dieu merci – l’unicité l’emporte encore sur la perfectibilité, bien que cela comporte fatalement une part de cruauté. Dans notre cercle, la rumeur lui était favorable jusqu’alors. On le croyait tous mûr pour le grand rôle de sa carrière. Mais ce soir-là, dans le salon de X, sachant qu’il ne jouerait pas Capitaine Bordure, notre diable se jeta par la fenêtre, se rompit le manche et mourut sur-le-champ. 

Citation de Jules Barbey d’Aurevilly : « Notre réputation est le masque d’opéra avec lequel on va dans le monde, et on ne sait pas souvent quelle bonne et aimable chose cache la noirceur de cet affreux loup que les autres vous attachent à la figure. »

 

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