Le gant

Le gant est omniprésent dans nos spectacles.

Mais ce n’est jamais un gant noir qui veut faire disparaître la main au profit de l’objet, ce n’est jamais le gant du marionnettiste.

C’est le gant qui montre, qui révèle, qui existe. C’est un objet qui exhausse la main, qui souligne le fait de manipuler. Dressons-en la liste.

Dans Villes, collection particulière, un gant de coton blanc indique combien les pages de Cassandre sont précieuses ; un gant de silicone rouge protège contre les émanations toxiques de Léa.

Un long gant de vétérinaire blanc suffit à faire apparaître et disparaître le médecin de Petit bonhomme en papier carbone.

L’inquiétant Homme-trompe de Gestes impies et rites sacrés porte, quant à lui, dans toute sa démesure, des mitaines laineuses, excroissances molletonnées enfantines et bestiales à la fois.

Dans Persée, ce sont des gants de latex obstétriques, et le gant d’hiver momifié qui donne corps au jeune héros.

Quant à L’effet Hyde, « c’est une sale histoire… c’est pourquoi nous mettons des gants blancs pour la manipuler… et pour ne pas laisser de traces ».

D’où vient cet intérêt, cette habitude, cette obsession du gant ?

En ressassant ma mémoire, je déterre un lointain souvenir. Un objet…

On sait comment l’acteur, suivant la méthode de Stanislavski, nourrit son jeu d’expériences personnelles passées et d’émotions enfouies. Peut-être existe-t-il un processus similaire de récupération chez le manipulateur : une récupération d’objets. Mais, contrairement aux émotions, logées au cœur ou au ventre, la mémoire des choses ne tiendrait-elle pas plutôt au creux de la main ?

Le sportif vous le dira, le pianiste vous le dira : les doigts se souviennent.

Ironiquement, l’objet qui se rappelle à moi, c’est un gant.

Le gant que porte Richard, dans la scène avec Lady Anne que je présente en audition à L’École nationale de théâtre en 1993. Ce gant, le gauche, qui marque l’asymétrie de Richard et avec lequel tout au long de la scène il retient, contraint, menace et caresse Anne. Main de fer dans un gant de cuir : tout le pouvoir de Richard est là.

Devant les refus répétés d’Anne et ses insultes, n’y tenant plus, Richard la met au défi de le tuer, puisqu’elle le déteste tant. Il lui jette alors son épée (encore le gant), et lui demande de relever ce défi (cet affront). Elle enfile le gant. De cuir. Il lui va comme… une pantoufle. Elle doute. Elle veut qu’il meure, mais refuse d’être son bourreau. Elle lui rend le gant. Et se rend.

Richard le remet, et s’apprête à conquérir l’Angleterre comme il a conquis Anne, à manipuler la cour, en charmant la noblesse ou en l’étouffant.

Je l’ignorais, mais c’était ma première scène de théâtre d’objets. Ce gant qui signifiait plus, qui signifiait tant, c’est l’objet-germe de ce qui, des années plus tard, occuperait mes pensées. L’objet originel.

Je sais de source sûre que ce gant n’avait pas laissé le jury indifférent. Je me suis d’ailleurs souvent demandé si ce n’était pas le gant de cuir, davantage que l’acteur qui le portait, que le jury avait accepté à l’École. Aujourd’hui, j’en suis certain. Et j’en suis fier.

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