En 2003, à l’invitation de notre partenaire français Jean Kaplan, alors directeur du festival Marionnettissimo, et en collaboration avec l’organisme C’est bon signe, la Pire Espèce recréait avec beaucoup de bonheur Ubu sur la table en y intégrant un troisième acteur, excellent, français et sourd – Laurent Valo – et une deuxième langue, la Langue des signes française (LSF).
Chaque fois que nous énoncions publiquement ce projet, une question fusait invariablement: « Quoi, est-ce que chaque langue des signes est différente ? » Mais oui! La LSF est même différente de la LSQ (Langue des signes québécoise). Tant qu’à inventer une langue des signes, pourquoi ne pas l’avoir créée universelle ?
L’apparente logique de cette question est vite détruite par une réponse évidente: parce que c’est une langue. Et que les langues vivantes évoluent par l’usage et qu’elles ont pour fonction de nommer (ou signer) le réel.
Pourquoi un signe devrait-il être universel ? Le signe « manger » en LSQ consiste à porter ses mains à sa bouche. En langue des signes japonaise, il semble qu’on porte deux doigts à sa bouche, illustrant le mouvement des baguettes. Le signe colle à sa culture.
L’objet en scène est aussi un signe qui manque cruellement d’universalité. Les références géographiques, par exemple, posent souvent problème, ainsi que l’utilisation d’un outil précis relié à une profession rare. C’est du jargon d’objets, ou de l’argot d’objets, en quelque sorte.
Mais les deux exemples qui suivent, tirés de notre répertoire, montrent comment un objet-signe peut rapidement devenir obsolète.
Ubu sur la table se conclut par une explosion d’envergure. Après la déflagration, un champignon s’élève au-dessus du champ de bataille, ne laissant place à aucune équivoque quant à la nature de l’arme utilisée. Au fil des générations d’adolescents qui ont assisté à Ubu, nous avons vu s’émietter le sens de ce champignon. Il est clair que la guerre froide appartient désormais à un autre siècle. Le signe ne leur dit rien. C’est peut-être une bonne nouvelle, au fond. Les flocons blancs qui retombent au sol quelques instants plus tard sont, pour eux, de la neige qui recouvre tout…
Dans le second exemple, il aura suffi d’un printemps pour que l’objet change radicalement de sens…
Avec Die Reise ou Les visages variables de Felix Mirbt, nous avons créé avec Marcelle Hudon une constellation biographique sur la vie et l’oeuvre de notre maître, en utilisant ses propres textes et marionnettes. De grands carrés de bois, peints en rouge, qu’il avait introduits dans Shore Lines puis réutilisés dans Le Chauffe-Eau, sa dernière pièce, tenaient un rôle de premier plan dans notre spectacle, créé en 2011.
Lors de sa reprise l’été suivant, quelques semaines après le printemps érable, que faire des carrés rouges de Felix Mirbt ? Comment ne pas évoquer les grèves étudiantes? Les peindre ? Hérésie!
Les objets restent, mais leur sens passe. Quand on déterrera ces carrés rouges et ce champignon dans plusieurs milliers d’années, qui saura dire ce qu’ils furent, sur scène, au début du Troisième millénaire.