Le bol à salade

Banal! C’était l’insulte suprême dans les armoires de mon enfance, celles où nous traînions, parfois plusieurs jours, renversés sur le côté, cultivant le mal de vivre de ceux qui se sentent délaissés. Banal! Tellement qu’on t’oubliait là, dans l’obscurité relative, que personne ne déplorait ton absence jusqu’à un soir de fête où la maison avait besoin de tous les récipients disponibles pour satisfaire l’achalandage.

Alors seulement on pouvait entendre la voix – plus lasse que paniquée – de madame, parfois de monsieur, s’inquiéter de l’individu translucide de la collection, celui qu’on utilise rarement mais dont la présence serait bien d’adon pour faciliter le potluck du moment. Une main agitée risquait alors l’aventure jusqu’à l’espace sombre et transversal où s’accumule la poussière pour te ramener vers le grand jour.

N’y voyez pas une libération! Le mieux qui peut arriver à un bol à salade lorsqu’on le sort de son marasme – du moins c’est ce que je croyais dans mes jeunes années – c’est de bouffer trop de cette huile qui ne semble jamais vouloir partir au lavage.

Mais il existait une autre destinée dont personne ne m’avait jamais parlé. Une nouvelle occasion, un vent de fraîcheur, une deuxième jeunesse. Cette chance à saisir s’est présentée après une longue phase de réclusion dans l’ombre : à croire que plus personne ne mangeait de salade dans cette maison!

Cette chance à saisir m’a saisi un beau jour de pluie. J’ai vu un petit soleil se lever dans l’armoire. Un soleil à cinq rayons. La lumière faite chair. Chair potelée. Le petit soleil m’a pris avec une vigueur surprenante. Il m’a regardé. Il m’a tapé dessus avec une cuillère. N’a pas semblé satisfait. Il m’a posé au sol et a tenté de s’asseoir au fond de moi. N’a pas semblé satisfait. Il m’a goûté. N’a pas semblé satisfait.

Et puis il m’a posé sur sa tête. A ouvert grand les yeux. Et puis grand la bouche pour en laisser sortir quelque chose comme un son mécanique : BIP BIP BIP. Et il s’est mis en marche avec le sourire.

J’étais tout ce qui sépare l’enfance de l’astronaute et on ne me l’avait jamais dit.

 

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