La porte

Ou notre fuite perpétuelle

Avons-nous suffisamment observé nos portes (ou le monde qui nous entoure)? Non, bien sûr. Par paresse ou négligence, on ne regarde pas attentivement les portes, on se contente généralement d’un rapide coup d’œil délimitant les contours qui nous permettent de nous aligner et hop! on passe d’un univers à un autre.

Une porte, croit-on, sert à entrer ET à sortir. J’ai lu quelque part, pourtant, que la porte ne permet jamais qu’une seule chose, soit entrer OU sortir, jamais les deux possibilités n’appartiennent à la porte. Lorsque nous croyons réutiliser une porte, nous en empruntons en fait… une nouvelle!

En témoigne ce troublant vertige qui nous gagne lorsque l’on rentre au logis familial soit après une longue convalescence soit au retour d’un long voyage et que notre havre de paix nous semble tout à coup étranger. Ce vif malaise nous révèle ce qui se reproduit à chaque traversée, mais que l’habitude tente de camoufler.

Qui a tenté de refaire un décor en tout points semblables au lieu si cher que nous avons quitté voilà déjà un moment? Et pourquoi veulent-ils nous leurrer?
Il est vrai que la reproduction est étonnante de ressemblance et pourtant… ce n’est plus notre véritable chez-soi… Où avons-nous donc atterri?

Ce sentiment de se retrouver devant un monde factice, fabriqué de toc et d’illusions, est d’ordinaire tapi loin en nous, mais lorsqu’il refait surface, il nous assaille et nous étouffe.

Mais où cette idée nous mène-t-elle?
Et elle s’appuie sur
quoi?

Comme nous pouvons le constater, cette supposition de la porte à usage unique ouvre des rêveries possibles aux dimensions vertigineuses. Prenons l’hôtel, par exemple, ce monstre aux mille portes, ce lieu où les repères de celui qui se déplace sont floués; ces luxueux labyrinthes s’étirent en corridors infinis ponctués de portes toutes semblables, seul un chiffre indique encore au voyageur où il se trouve. Il est si facile de se perdre à jamais dans ce dédale sans limites.

Sommes-nous déjà passés par ici? Est-ce réellement le bon étage?
Et ce silence qui nous accompagne tout au long de nos déambulations, le bruit des pas gommé par la moquette.

Le voyageur est sur le qui-vive, un instinct séculaire lui conjure de se méfier de ces portes.

Sommes-nous réellement seuls? Qui se cache derrière ces portes anonymes?
Ces hommes ou ces femmes, qui sont-ils? Existent-ils, seulement?  
Ils nous épient?

Ce lieu de transit, sans âme, efface notre personnalité, ici des portes s’ouvrent sur ces autres voix qui nous habitent et veulent s’exprimer à notre place. Si l’hôtel est infini, il serait absurde d’affirmer que les possibilités, elles, ne le sont pas,

Aussi, derrière l’une de ces portes, peut-être, se trouve…

Ces portes qui nous font constamment basculer d’un univers à un autre posent problème. Comment s’y retrouver si jamais nous ne pouvons retourner deux fois en un même un lieu et que nous faisions comme si tel était le cas, comme si l’univers nous était familier? Et qui sont véritablement ces êtres qui nous répondent calmement en feignant de nous connaître? Sont-ils eux aussi des copies de gens que nous avons jadis connus, mais qui poursuivent leur existence en des lieux que nous ne retrouverons jamais? Est-ce notre imagination qui tente de maquiller ces lieux et ces gens étranges pour compenser nos pertes permanentes? Sommes-nous en fuite perpétuelle? En dérive telles les galaxies en mouvement?

Si ces théories comportent leurs lots d’angoisses, soulignons ici que des mystiques croient qu’il est périlleux pour l’individu d’arriver en son centre, au cœur de son propre labyrinthe. Si nous ouvrons cette ultime porte, nous pourrions alors tomber sur cet autre moi, plus vrai, notre copie inquiétante de vigueur et de liberté, une copie à l’état brut (ou est-ce l’original?), figure sombre rappelant celle du minotaure, ce monstre que l’on doit à tout prix éviter, mieux vaut tourner autour de soi, indéfiniment, voilà ce qu’affirme leur doctrine. Notre fuite est peut-être alors salutaire… empruntons rapidement la prochaine porte et suivons cette béance qui s’ouvre devant nous.

Utterson et la porte (poème)

Je veux voir Hyde
Je veux voir Hyde
Son visage hideux
Son visage d’hydre
Rivage creux

Je dérive, je m’égare

C’est la porte
J’attends et la fixe
La regarde
Comme un colporteur
Un cloporte
Et plus je la fixe,
L’observe,
Plus j’ai les idées
Qui divaguent, se déportent
On dirait à la fin
Que c’est elle, la porte
Qui m’observe.
Qui m’exhorte de l’ouvrir

Je passe ici mes nuits,
Avec elle, collé
Je connais maintenant
Ses moindres craques
et creux
mais
je n’ai pas encore osé
la toucher
je ne sais pas ce qu’elle cache
si elle s’ouvre
je crois que je crève.

Je passe ici beaucoup de temps
Beaucoup trop.
Mais que faisais-je donc avant de mes nuits?

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