La cave

On avait toujours peur d’aller à la cave. On nous demandait d’aller y chercher un tournevis étoile à l’établi ou des pommes de terre dans la chambre froide. Mais c’était un supplice parce qu’il y avait là une quantité phénoménale de fantômes tapis dans l’obscurité mousseuse. « – Pas game d’y aller. Pas game d’y aller sans allumer la lumière! – Arrête, t’es cave! » S’y aventurer, c’était tâter les nouvelles formes de son inconscient, à la découverte de ses plus récents fantasmes, parce qu’on sait tous que les monstres se métamorphosent sans cesse et que ceux de la petite enfance deviennent ridiculement inoffensifs une fois les sept ans atteints. Y descendre, c’était s’obliger à prendre des nouvelles de ses propres épouvantes, découvrir à travers les objets pourtant immuables les nouveaux visages de son effroi. « – Salut les terreurs! À quoi vous ressemblez aujourd’hui? »

Et puis un jour, on n’a plus eu peur d’aller à la cave, mais on a eu peur de l’être, cave. C’est justement à cet âge-là qu’on y installe nos quartiers. Dans la fraîcheur humide et la noirceur diurne, on s’y sent à l’abri du monde. Personne – ou presque – n’a accès aux expériences hasardeuses des heures passées là, bricolages identitaires, jeux de masques, taponnages intuitifs. On ne croit plus aux fétiches, mais on n’a pas encore l’obligation d’utiliser les objets pour ce qu’ils sont et pas encore non plus celle de les acheter. Mais ce jour arrive et on sort de sa cave. On réussit à se convaincre qu’on n’est pas plus cave qu’un autre et avec les années, on finit même par se prendre assez au sérieux.

Jusqu’au jour où notre plus grande peur, c’est de ne plus l’être assez, cave. De ne plus l’être assez souvent. Et même, de ne plus l’être du tout. De ne plus savoir comment l’être. À ce moment-là, les gens font souvent des enfants. Ça les aide à rester caves. Ou alors ils s’inventent une nouvelle cave pour redescendre au plus profond d’eux-mêmes, pour redonner à leur regard l’obscurité nécessaire aux accidents, le droit de s’enfarger l’œil dans les objets tout autour, de les assembler en monstres et de faire parler quelques cauchemars.

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