– Je préfère garder l’anonymat.
– D’accord, aucun problème. Que puis-je faire pour vous?
– J’appelle pour dénoncer un manque flagrant de considération.
– Je vous écoute.
– Je tiens à rester anonyme, mais sachez que je ne suis pas n’importe qui. J’ai étudié dans une école de théâtre nationale. J’ai même fini premier de ma cohorte. Je connais et maîtrise les différentes techniques de jeu et je crois savoir me servir avec raffinement, mais aussi avec une certaine audace de mon instrument.
– Est-ce que je dois comprendre que vous travaillez pour nous à titre d’acteur?
– Le milieu est féroce, je vous l’accorde. La compétition règne et j’avoue ne pas m’en sortir trop mal en général. Mais je ne vous cacherai pas que je ne m’attendais pas à rivaliser avec une bouilloire ou un manche à balai!
– Vous dites qu’on a mal considéré votre travail artistique, donc.
– Des heures, des demi-journées, des répétitions entières à les entendre tergiverser sur l’échancrure d’un bec verseur! Et que le rictus de la tasse à mesurer est plus sarcastique que celui du pichet, mais que le pichet gagne en autorité par le claquement de son couvercle! Et que si on fait avancer la théière en la tenant vers l’arrière, elle semble avoir un tour de rein et c’est très drôle, AH AH, et que toute la tension dramatique se trouve condensée dans l’angoisse qu’elle bascule vers l’avant et se casse le nez! Non mais! De qui se moque-t-on?!
– En tant qu’acteur, on ne vous accorde pas autant d’attention, c’est bien ça?
– Ne versez pas dans le cliché en présupposant qu’au même titre que la plupart de mes condisciples, je me comporte en enfant gâté. Je ne demande pas de mettre en pratique mon interprétation subtilement a contrario de l’Actors Studio ni même ma version postdramatique de la biomécanique de Meyerhold (quoiqu’en toute modestie, ça pourrait être hautement profitable à la régénérescence de la scène actuelle), mais simplement qu’on me donne quelque chose à jouer! Moi aussi j’ai un pouvoir d’évocation! Moi aussi je suis capable d’émouvoir!
– J’en suis certaine…
– J’exige d’être traité comme un objet!
– Je vois ce que vous voulez dire.
– J’ai été au service de beaucoup de choses dans ma vie. Au service de textes, qu’ils aient été grandioses ou pitoyables. Au service de visions artistiques toutes plus éclatées, radicales, fantasmagoriques les unes que les autres. Au service de publics bêtes et/ou exigeants. Au service de projets collectifs horizontaux nous menant droit dans le mur. L’art véritable a ses impératifs et je suis prêt à beaucoup de concessions pour le faire advenir. Mais de là à me mettre au service de la batterie de cuisine, il y a toujours ben des limites!
– En avez-vous parlé avec les directeurs?
– Une fois, une seule fois, j’ai osé leur demander : « Et quand je rentre, est-ce que j’ai une intention particulière…? » Savez-vous ce qu’ils m’ont répondu?
– Non, dites-moi.
– « Ne pense à rien. » Silence. « Et tiens le pot à lait comme ça, bien en avant. Il sera parfaitement dans sa lumière. »
